Freeland établit un lien direct entre l’économie du Canada et sa sécurité nationale

OTTAWA — Chrystia Freeland a établi jeudi un lien direct entre l’économie du Canada et sa sécurité nationale, alors que la ministre des Finances défendait la décision de son gouvernement de déclarer un état d’urgence pour mettre fin aux manifestations du «convoi de la liberté», l’hiver dernier.  

Ce lien direct a été établi devant la Commission sur l’état d’urgence, où plusieurs ministres fédéraux ont été confrontés à des questions sur les fondements juridiques sur lesquels ils se sont appuyés pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, dans le but de mettre un terme aux blocages des manifestants à Ottawa et à des postes frontaliers.

«Je crois vraiment que notre sécurité en tant que pays repose sur notre sécurité économique, a déclaré jeudi Mme Freeland devant la commission. Et si notre sécurité économique est menacée, toute notre sécurité est menacée. Et je pense que c’est vrai pour nous en tant que pays. Et c’est aussi vrai pour les individus.»

Mme Freeland a estimé que la décision du gouvernement libéral d’invoquer la loi d’exception était justifiée. Mais elle a par ailleurs refusé à plusieurs reprises de préciser si ce «préjudice économique» causé par les manifestations constituait la base de la décision du gouvernement – et si oui, si cet argument était légal.

«Je ne suis pas avocate, a déclaré Mme Freeland, qui est également vice-première ministre du Canada. Je m’en remets au jugement des fonctionnaires qui nous ont conseillés et aux avis juridiques d’experts.»

Ce fondement juridique demeure la principale pièce manquante aux travaux de la commission, qui en est à ces derniers jours d’audiences publiques. La Commission sur l’état d’urgence doit déterminer si le gouvernement libéral était justifié, pour mettre un terme aux blocages, d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence. Cette loi d’exception n’avait jamais été utilisée depuis sa mise en vigueur en 1988, pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre.

La Loi sur les mesures d’urgence précise qu’un état d’urgence peut être déclaré dans le cas d’une menace à la sécurité du Canada, telle que définie dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Cette définition comprend l’espionnage ou le sabotage des intérêts du Canada, l’influence étrangère, les actes de violence grave contre des personnes ou des biens ayant des objectifs politiques, religieux ou idéologiques, ou le renversement du gouvernement canadien par la violence.

La greffière du Conseil privé a témoigné la semaine dernière que le gouvernement avait adopté une interprétation plus large de cette définition, y compris des «menaces à la sécurité économique» du Canada, mais les libéraux fédéraux ont refusé de publier les avis juridiques qui ont fondé leur décision.

Ces blocages tombaient mal 

Mme Freeland a témoigné jeudi que ces manifestations coïncidaient avec une période de fragilité pour l’économie canadienne, avec des problèmes dans la chaîne d’approvisionnement, avec l’intention américaine d’exclure le Canada des programmes incitatifs pour l’achat de véhicules électriques, et avec le risque d’une invasion russe en Ukraine.

Mme Freeland a déclaré jeudi qu’au départ, elle ne s’était pas impliquée dans la gestion des manifestations, qui ont commencé le 29 janvier lorsque des milliers de personnes et des centaines de camions se sont rassemblés au centre-ville d’Ottawa pour protester contre la vaccination obligatoire et les mesures sanitaires.

Mais lorsque des manifestants ont bloqué le pont Ambassador à Windsor, en Ontario, la route commerciale la plus achalandée entre le Canada et les États-Unis, «cela a fait grimper les choses de façon exponentielle, d’un point de vue financier et économique, a-t-elle dit. C’est ce qui en a fait un geste économique extrêmement important.»

La Maison-Blanche était également préoccupée par le blocus du pont qui mène à Detroit: le directeur du Conseil économique national auprès du président américain Joe Biden, Brian Deese, a clairement fait savoir à Mme Freeland que les États-Unis voulaient que le Canada maîtrise la situation.

La commission a pu prendre connaissance d’un échange de courriels entre Mme Freeland et des membres de son personnel politique à l’issue de l’appel du 10 février avec M. Deese. La ministre écrit: «ils sont très, très, très inquiets (…) si ça n’est pas réglé dans les 12 prochaines heures, toutes leurs usines automobiles du nord-est fermeront».

La commission a appris que la ministre avait passé beaucoup de temps, l’année précédente, à essayer de convaincre M. Deese que les États-Unis devaient accorder au Canada une exemption pour les crédits d’impôt protectionnistes prévus par Washington pour l’achat de véhicules électriques.

Mme Freeland devait notamment faire valoir que le Canada était un partenaire commercial fiable – une réputation qui, selon son témoignage jeudi, a été soudainement ébranlée lorsque les manifestants ont commencé à bloquer l’accès au pont Ambassador.

«Plus cela durerait, plus les États-Unis perdraient confiance en nous et plus nos relations commerciales risquaient d’être irrémédiablement endommagées, a-t-elle témoigné. Plus cela durait, et plus la menace que les investisseurs étrangers abandonnent le Canada était grande.»

Alimenter le protectionnisme

Mme Freeland a soulevé à plusieurs reprises le spectre des protectionnistes américains, qui utiliseraient les blocages pour mousser leur cause, ce qui, selon elle, aurait un impact profond sur les Canadiens et l’économie. «Ce sont des gens d’une aciérie à Hamilton qui perdraient leur emploi si cette relation s’effondrait, les gens d’une aluminerie au Québec», a-t-elle déclaré.

«Pour chacune de ces personnes, voir tout cela s’effondrer et l’économie du pays profondément minée, cela compromettrait leur sécurité, et cela compromettrait notre sécurité en tant que pays.»

Mme Freeland a toutefois évité les questions sur l’absence de référence aux «dommages économiques» dans la Loi sur les mesures d’urgence, affirmant seulement qu’elle avait reçu des «assurances» sur la légalité du recours. Elle a par ailleurs rejeté les suggestions selon lesquelles Ottawa aurait utilisé la loi pour apaiser la Maison-Blanche ou les inquiétudes américaines.

L’enquête a également appris que le 13 février, la ministre des Finances a entendu les préoccupations des PDG de grandes banques canadiennes. Le résumé d’un appel ce jour-là montre que certains dirigeants ont suggéré au gouvernement de classer certaines des personnes impliquées dans les manifestations comme des «terroristes», ce qui pourrait permettre aux banques de geler plus rapidement leurs fonds.

Le cabinet s’est réuni pour discuter du recours à la Loi sur les mesures d’urgence le même jour que cet appel avec les banquiers. La loi, invoquée le lendemain, 14 février, accordait des pouvoirs spéciaux aux institutions financières de geler les comptes des participants au convoi.

Mme Freeland a défendu la décision de geler quelque 280 comptes, totalisant environ huit millions de dollars, affirmant qu’il s’agissait d’un moyen de mettre fin aux manifestations sans violence, en encourageant les participants à rentrer chez eux.

«J’aurais préféré ne pas avoir à le faire. Mais dans mon esprit, je mets ça dans la balance avec, selon moi, des dizaines, des centaines de milliers d’emplois et de familles canadiennes que nous avons protégés.»

Elle a également témoigné qu’à mesure que les blocus se prolongeaient, elle craignait qu’il n’y ait de la violence entre les Canadiens fatigués et les manifestants, et que le gouvernement devait intervenir. «J’avais l’impression que le Canada était devenu comme un baril de poudre.»