Ingérence: Trudeau annonce des actions, mais pas d’enquête publique

OTTAWA — Pressé de toutes parts d’éclaircir les allégations de tentatives d’ingérence chinoise dans les deux dernières élections fédérales, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé lundi qu’il chargera un «rapporteur spécial indépendant» de déterminer si, oui ou non, une commission d’enquête doit être lancée.

La personne, qui sera un «éminent Canadien», sera nommée en consultation avec les partis d’opposition, s’est-il engagé au cours d’un point de presse sur la colline parlementaire.

Le premier ministre estime qu’il aurait été «facile politiquement» de simplement acquiescer aux demandes de tenue d’une enquête publique et indépendante, lesquelles se sont multipliées au cours des dernières semaines. Or, il préfère prendre «quelques semaines» pour que le «rapporteur» détermine la voie à suivre ainsi que la portée d’une éventuelle enquête étant donné que des questions de sécurité nationale sont en cause.

«Je sais très bien que si j’avais annoncé une enquête publique (…) dès qu’on arriverait à un moment où je dois dire ‘’Ah non, mais on ne peut pas vous donner ces documents-ci et ces documents-là’’, l’indépendance de ce processus, (son) efficacité ainsi que (son) impact auraient été minés», a-t-il fait valoir auprès des journalistes.

Il a offert cette réponse après avoir été interpellé sur le fait que le commissaire Paul Rouleau, qui a dirigé une enquête publique et indépendante sur la décision d’Ottawa d’invoquer, à l’hiver 2022, la Loi sur les mesures d’urgence, n’a pas eu à attendre les recommandations d’un rapporteur spécial pour commencer son travail. Dans ce cas, des informations sensibles qui relevaient du renseignement étaient aussi en cause et n’ont pas pu être dévoilées durant les travaux de la commission. Le commissaire a tout de même tenu ses audiences et remis un rapport de plus de 2000 pages.

«La Commission Rouleau a souligné des préoccupations par rapport à la désinformation, la mésinformation, l’influence étrangère qui vont être pertinentes au travail (du) rapporteur spécial indépendant», a soutenu M. Trudeau.

Le mandat de déterminer «la prochaine étape appropriée» sera «l’une des premières tâches» du rapporteur spécial, a-t-il signalé aux côtés de plusieurs ministres, dont celle des Affaires étrangères, Mélanie Joly.

Il pourrait s’agir d’«une enquête, d’un examen ou d’une révision judiciaire», a énuméré M. Trudeau, s’engageant du même souffle à respecter la recommandation qui sera faite.

M. Trudeau a plaidé pour la prise de «mesures responsables sans mettre en péril le travail de notre communauté du renseignement et des responsables non partisans».

Il a ensuite indiqué avoir demandé aux responsables du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) et de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) «d’entreprendre des démarches de toute urgence» dans le dossier de l’ingérence étrangère.

Le CPSNR travaille à huis clos. Il est composé de députés de toutes les formations politiques reconnues à la Chambre des communes et de sénateurs qui possèdent tous une habilitation de sécurité de niveau «Très secret» et ils sont tous astreints au secret à perpétuité. Et l’OSSNR est un organisme qui examine les activités liées à la sécurité nationale et au renseignement entreprises par le gouvernement.

«Pour moi, cela se résume à deux choses: que nos institutions démocratiques soient à l’abri de l’ingérence étrangère et que les Canadiens soient convaincus qu’il en est ainsi», a déclaré le premier ministre.

Les appels au déclenchement d’une enquête publique ont été entendus dans les banquettes des partis d’opposition, au cours des derniers jours, mais ceux-ci sont aussi venus d’ailleurs.

D’anciens conseillers du premier ministre, comme Gerald Butts, ont dit au «Globe and Mail» que cela était nécessaire. Un ancien directeur général des élections a fait de même. 

Morris Rosenberg, cet ancien haut fonctionnaire qui a produit un rapport d’évaluation sur le protocole conçu pour informer les Canadiens en cas de menaces à l’élection fédérale de 2021, a aussi déclaré sur les ondes de CTV que l’option d’une commission d’enquête devrait selon lui être sur la table.

Dans une déclaration écrite, le leader parlementaire du Nouveau Parti démocratique (NPD), Peter Julian, a insisté sur le déclenchement d’une enquête publique indépendante et non partisane. «Le NPD ne croit pas que le CPSNR soit un substitut acceptable à une enquête publique. Ce comité est partisan et se déroule à huis clos», a-t-il affirmé.

Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, estime que l’annonce faite par les libéraux «est une continuation de leur dissimulation» et que le CPSNR a tendance à être utilisé «pour éviter de rendre des comptes».

«Un soi-disant “rapporteur spécial” choisi par le premier ministre n’est pas la même chose qu’une véritable enquête indépendante, dotée de tous les pouvoirs légaux accordés par la Loi sur les enquêtes, y compris celui d’exiger des témoignages et la production de documents», a-t-il déclaré par écrit.

La semaine dernière, tous les principaux partis d’opposition se sont unis pour faire adopter en comité une motion réclamant la tenue d’un tel exercice indépendant. Les libéraux siégeant au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre se sont opposés à la motion néo-démocrate, mais le libellé a tout de même été entériné avec l’appui des conservateurs et bloquistes. 

«Justin Trudeau se moque des élus et du Parlement en commandant plutôt une enquête par le Comité de la sécurité nationale qui ne travaille qu’à huis clos, dont la présidence est libérale et dont les députés membres seront tenus au secret. Il invente ensuite un poste de rapporteur spécial indépendant… qu’il nomme lui-même!», a déploré le chef bloquiste Yves-François Blanchet.

Une série de reportages du réseau Global et du quotidien «The Globe and Mail» ont détaillé des tentatives d’ingérence orchestrées par la Chine au cours des deux dernières campagnes électorales fédérales.

Ces allégations, évoquées dans des fuites anonymes aux médias provenant de sources dans des agences canadiennes de sécurité, portent à croire que Pékin voulait s’assurer de la réélection des libéraux de Justin Trudeau – à la tête d’un gouvernement minoritaire – aux dépens des conservateurs. Les reportages rapportent que, pour ce faire, des consulats ont été pressés de mobiliser des membres de la communauté sinocanadienne.

Des experts entendus devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre ont affirmé qu’une enquête publique et indépendante se heurterait aux mêmes limites que l’étude parlementaire actuelle.